Durant 47 ans, dont 30 ans au Pont de Brent, Gérard Rabaey aura fait de son métier de cuisinier le centre de son existence. C’est ce qu’il confie, infatigable et hyperactif, à Charles Sigel dans ce Plans-Fixes où la modestie, la gentillesse et l’attention portée aux autres le disputent à l’émotion. Rien, en effet, ne prédestinait le chef étoilé – cuisinier de l’année en 1989 et 2004, 3 étoiles Michelin en 1997 – à un parcours si impressionnant de passion et de perfectionnisme. Rien, en effet : fils de charcutier en Normandie, né au sein d’une famille de 7 enfants élevés à la dure, placé en pensionnat à l’âge de 9 ans, le petit Gérard ne s’est jamais senti « considéré ». Pis : « Désiré ». A tel point qu’il avoue avoir « mangé très peu pour que l’on s’intéresse à moi. » D’une voix tranquille, il dit que les blessures de son enfance l’ont construit.
Elève moyen car peu encouragé dans ses études, il entre à 14 ans en apprentissage au Grand Hôtel de la Poste, à Dinan. A 200 km de sa famille qu’il retrouvera deux fois par an… Et c’est le déclic : lui qui n’avait ni vocation, ni envie, témoigne dans son travail d’une volonté de fer. « J’aurai bien voulu avoir un fils comme toi » lui dit un jour la patronne du restaurant. Cette mère de 5 enfants n’en restera pas là. Dans une lettre adressée aux parents de son apprenti, elle écrit qu’ « il est très consciencieux et ne veut jamais céder et faire moins que les autres. C’est un petit bonhomme extrêmement travailleur et courageux. »
A compter de ce jour-là, Gérard Rabaey sait « que la cuisine, malgré moi, sera au centre de ma vie. » Arrivé premier du département (Bretagne) au terme de son apprentissage, il reçoit de sa mère un Larousse de la cuisine qui ne le quittera pas. Sa lecture l’incite à dévorer mille ouvrages, dont nombre de vieux livres consacrés aux grands classiques de la cuisine française.
Gérard Rabaey, parti de rien, comment s’y prend-il ? Il « ouvre très grand yeux », fréquente selon ses moyens les grands restaurants. Pour tout comprendre, tout découvrir. Et tout tenter. Il enchaîne les concours et les essais de plats. Le jeune homme a une ambition : « Devenir le meilleur ! »
A son arrivée en Suisse, on le retrouve d’abord à Verbier, puis à Charrat, où il rencontre Josette, la nièce de ses patrons du Mon Moulin. En 1972, il l’épouse. Sans elle, rien n’aurait été possible. Sans elle et son personnel auxquels il rend un bel hommage dans ce Plans-Fixes. La cuisine ? Un travail d’équipe.
30 ans de Pont de Brent consacreront la carrière de Gérard Rabaey. Ce Pont de Brent que la Banque cantonale vaudoise (BCV) lui propose d’acheter en lui avançant, en 1978, le 92 pour cent de la somme ! Transformée, l’auberge ouvre ses portes en 1980. Et la passion paie : trois étoiles au guide Michelin, 19/20 au Gault et Millau. 15 à 16 heures de travail tous les jours, le souci de l’artisan, l’amour du métier et des bons produits, la volonté de vaincre. Jusqu’à la maladie qu’il combat, peu de temps avant sa retraite, sans en avertir son équipe, allant jusqu’à repousser de trois mois une opération qu’il agende pour une semaine de Pâques car, explique-t-il dans un sourire, « c’était la semaine la plus calme ».
Le 23 décembre 2010, il confie les clés de son restaurant à son second, Stéphane Décotterd. Une pointe de regret, un peu de vague à l’âme : ni sa fille, ni son fils ne seront tentés par l’aventure qu’il quitte avec une forme de nostalgie. Transition difficile : « Il y a des moments où je remettrai bien le tablier ». Une fierté : être parvenu à transmettre sa passion à tant de cuisiniers qui travaillèrent à ses côtés, les Didier de Courten, Alain Baechler, Damien Germanier. Sans oublier le plus célèbre d’entre eux, le Suisse Daniel Humm qui officie à l’Eleven Madison Park de New York.
Hyperactif, Gérard Rabaey ? Echappé de ce Plans-Fixes chaleureux, le voici déjà sur les chemins de Compostelle – « une thérapie » – et, à vélo, sur les petites routes de campagne. Avec pour tout bagage, le cœur et le courage. Comme d’habitude.
Entrée libre