Marlyse Pietri reçoit le prix de la Fondation Brandenberger pour son inestimable contribution en faveur de la littérature romande.
Ci-dessous, l’interview avec Pascale Zimmermann parue dans 24 Heures le 31 août 2017.
Rien ne lui échappe. Installée à la terrasse d’un café en bas de chez elle, à Champel, Marlyse Pietri scrute son interlocutrice comme elle examine un texte, crayon à la main: avec curiosité, acuité et une profonde bienveillance. Le monde d’aujourd’hui intéresse cette femme de 77 ans qui travaille encore à ce qu’elle aime le plus: éditer des textes. Inlassablement, depuis près d’un demi-siècle, la fondatrice des Editions Zoé lit, corrige, élague, oriente et ajuste les pages d’un manuscrit que lui a confié son auteur. Depuis 2011, elle a remis les clés de la maison carougeoise à Caroline Coutau mais poursuit sa tâche de passeuse de la littérature. Le 11 novembre, Marlyse Pietri recevra le prix de la Fondation Dr. J. E. Brandenberger. Entretien.
– La Fondation Brandenberger salue aujourd’hui votre «engagement éditorial indéfectible, qui a permis de faire connaître la littérature suisse par-delà les langues et les pays». Vous reconnaissez-vous dans la formulation de cet hommage?
– C’est exactement ça: faire rayonner les auteurs suisses à l’étranger, sur le marché français, grâce aux accords de diffusion que j’ai signés de haute lutte en 1992 avec Harmonia Mundi. Et rapprocher les différentes régions linguistiques en faisant traduire et en éditant des écrivains alémaniques en Suisse romande.
– Cette reconnaissance sait-elle vous émouvoir?
– Elle me fait plaisir. D’autant plus qu’elle vient de l’extérieur, hors de mon canton et hors de mon milieu professionnel. C’est surprenant. Je me réjouis beaucoup de rencontrer, en novembre, les membres du jury qui proviennent d’horizons variés. Le président, Carlo Schmid-Sutter, est un politicien PDC appenzellois qui préside le Conseil des Etats. J’ai été très touchée qu’il se déplace en personne ici pour m’annoncer que j’étais la lauréate 2017. C’est bon pour Genève, d’être visible depuis Zurich!
– Le prix est de 200’000 francs. Une grosse somme. Qu’allez-vous faire de cet argent?
– J’ai décidé d’en donner la moitié à un auteur que j’aime profondément, Matthias Zschokke. C’est un grand écrivain, son talent est indiscutable. Et je sais que cela lui sera profitable car à 62 ans, et malgré le Prix Femina étranger qu’il a remporté pour «Maurice à la poule» en 2009, il lui est difficile de vivre de sa plume. C’est l’écrivain autrichien Peter Handke qui m’a donné l’idée de partager ma récompense: il a offert la moitié de son prix Franz Kafka en 1979 à Gerhard Meier, que j’ai publié. Pour ce qui est du reste de la somme, j’ai différents petits projets en tête, mais rien n’est arrêté.
– D’autres Genevois ont-ils été distingués par la Fondatien Brandenberger?
– Eh bien! figurez-vous que oui. Et c’est très amusant: mon ami Alfred Berchtold – le père de Jacques, qui dirige actuellement la Fondation Bodmer – a reçu ce prix en 1992… et j’ai édité son Guillaume Tell. Résistant et citoyen du monde en 2004. C’est quelqu’un pour qui j’ai un respect gigantesque. Dès que j’ai su, je l’ai appelé, il est ravi pour moi, et nous nous voyons prochainement pour qu’il m’apprenne tout sur cette Fondation Brandenberger, inconnue à Genève. Cornelio Sommaruga, l’ancien président du CICR, a également reçu ce prix, en 2003.
– De quoi êtes-vous la plus fière dans votre carrière d’éditrice?
– D’avoir réussi, en 1992, la diffusion de notre catalogue en France. Sans cela, j’aurais arrêté le métier. Cela faisait dix-sept ans que j’éditais des ouvrages à Genève (ndlr: Marlyse Pietri a créé les Editions Zoé en 1975). Le marché romand est un espace petit et clos, je m’y sentais à l’étroit, je tournais en rond. Le marché français était exigeant, il fallait se surpasser, et il m’a ouvert tout un monde de contacts fabuleux autour de la littérature; j’ai adoré parcourir la France pour aller discuter avec les libraires. Cela a satisfait ma curiosité, mon besoin d’ouverture et j’ai obtenu de solides résultats au niveau des ventes. Sans diffusion en France, je n’aurais jamais obtenu de publier certains «écrivains d’ailleurs», la plupart de langue anglaise, par exemple. Je n’aurais pas non plus édité Nicolas Bouvier, mon autre sujet de grande satisfaction. Même si je n’ai pas été son éditrice principale pour ses ouvrages les plus connus – L’Usage du monde ou Le Poisson-scorpion – j’ai publié sa poésie, ainsi que sa correspondance avec Thierry Vernet. Ce sont des écrits qui m’ont portée.
– Existe-t-il à proprement parler une littérature suisse, comme le laisse entendre l’intitulé du prix que vous allez recevoir?
– (Rires) Je crois qu’il s’agit tout simplement d’une imprécision de traduction. Il n’y a pas une, mais des littératures suisses. Et par-dessus tout, il y a des auteurs suisses.
– Vous avez vendu les Editions Zoé à Caroline Coutau en 2011. Vous aviez alors cette formule magnifique: «Au soir de ma vie d’éditrice, je suis ravie d’avoir une fille élective dans la maison professionnelle.» Zoé est-elle toujours pour vous en de bonnes mains?
– Oui, sans l’ombre d’une hésitation. Mais vous savez, je n’avais aucun doute. J’ai travaillé presque trois ans avec Caroline avant de lui passer la main et nous n’avons pas eu une seule divergence concernant les textes. Je savais à qui j’avais affaire.
– La retraite ne semble pas un mot appartenant à votre vocabulaire. De quoi sont faites aujourd’hui vos journées?
– Vous avez raison: j’aime m’occuper des livres. Et transmettre. Je réalise l’édition des traductions de trois livres alémaniques par an, ainsi que d’un ouvrage que l’on veut republier en format de poche. Je viens de terminer Le Petit Cheval de Ludwig Hohl, un auteur un peu étrange qui, jusqu’à sa mort en 1980, vivait dans une cave à la place du Cirque; il suspendait tous les feuillets qu’il noircissait sur une corde à linge…
– Si vous aviez 30 ans aujourd’hui, quel projet lanceriez-vous?
– Je ferais de la géographie, sans hésitation. Pour comprendre la géopolitique, pour voir les choses se dessiner sur le plan mondial, pour saisir les enjeux. J’ai grandi dans un monde bipolaire. Depuis 1989, la chute du mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne, c’est devenu très compliqué. Il faut aujourd’hui choisir une voie, une thématique, et savoir que les mêmes questions se posent partout. Les cartes commencent vraiment à être brassées maintenant – regardez la Russie, regardez la Chine! Tous ceux qui ont un peu étudié l’histoire savent que les grands basculements ont besoin au moins d’un demi-siècle pour s’opérer. J’aime observer cela. (24 heures)