Dire encore ceci :
Le pari qui fut le mien est aujourd’hui devenu celui de tous, ici comme ailleurs, et en Europe, du moins occidentale. Il n’aura ni les mêmes conditions, ni les mêmes formes, ni les mêmes exigences, mais il aura le même objet et le même but : sauver un monde en perdition.
J’ai vécu, comme tous ceux de ma génération, d’ailleurs nombreux ici ce soir, durant la deuxième guerre mondiale sans rien comprendre – j’avais six ans lors de l’armistice, et je m’en souviens très bien – mais les frayeurs, les bruits tonitruants, la nuit artificielle, les longues écoutes des nouvelles pendant les repas sont restés dans ma mémoire.
A la fin des années cinquante, j’ai, comme les autres, pris lentement conscience des conséquences désastreuses d’une guerre européenne, fratricide, liée à un génocide, puis de la bombe atomique et de ses effets encore sensibles aujourd’hui – que faire des déchets ? question toujours d’actualité -, enfin de la déshumanisation de l’homme précisément dans les pays les plus cultivés et les plus raffinés. Alors tous, nous avons milité, chacun selon ses moyens, contre le nucléaire, contre les langues de bois, contre les hypocrisies sociales et religieuses. Le «plus jamais ça» était dans les bouches et les cœurs, à mesure que les révélations nous ouvraient au vertige des profondeurs cyniques, économiques et politiques.
Aujourd’hui, qu’avons-nous sous les yeux ? L’Europe à nouveau par elle-même dévastée, l’homme à nouveau formaté par des technologies à la fois dictatoriales et économiques qui broient l’imagination, et une «novlangue» pour communiquer dans un monde réducteur, devenu aussi global qu’uniforme.
Mais : nous avons appris, au cours de ces décennies, grâce aux poètes, aux écrivains, aux peintres, aux musiciens, aux dramaturges, aux cinéastes, à écouter des voix plus simples, à rechercher des valeurs pérennes, à rebrousser le temps. Philippe Jaccottet dit qu’il a toujours ouvert un livre comme une fenêtre, y trouvant un espace de liberté, de l’air, des données sensibles, des paroles justes, des lointains ouverts.
Il nous reste donc, à vous, à moi, à nous tous, dans cette Europe menacée et fragilisée, à espérer pouvoir toujours et encore ouvrir quelques fenêtres, afin de découvrir cette «petite lumière», selon le titre du roman d’Antonio Moresco, mystérieuse et interrogative, qui transforme le moins en plus, le faux en vrai, le sombre en vie. Nous réaliserons alors, dans une certaine austérité, qu’une grande part de l’incréé habite encore en nous et qu’il reste à le découvrir ou redécouvrir, à le travailler et le creuser, à le faire voir et entendre, à le donner à comprendre, mais à nouveaux frais. C’est le pari de l’aujourd’hui qui nous concerne tous, nous les lecteurs tremblants du monde actuel.
Doris Jakubec
Note : Antonio Moresco, La petite lumière, trad. de Laurent Lombard, Lagrasse, Verdier, «terra d’altri», 2004.